BIO
Françoise Lambert vit et travaille à Paris. Journaliste de métier, elle poursuit depuis le début des années 2000 une activité de photographe auteur. Elle explore dans son travail personnel la relation entre le documentaire et la fiction. Dans des photographies silencieuses et distanciées, elle interroge la fragilité des choses du monde ou la quête d’un paradis perdu, au travers de la question du paysage ou du rapport de l’homme à son environnement. elle place aussi au centre de sa production d’images des histoires qui traitent du social et de l’humain. Françoise Lambert est membre du studio Hans Lucas depuis 2015.
A propos de » (Abkhazie) «
L’Abkhazie ne figure pas sur les cartes. République autoproclamée, ruinée par un conflit sanglant et oublié avec la Géorgie en 1993, elle n’existe pas aux yeux de la communauté internationale. Depuis la reconnaissance de l’Abkhazie par la Russie en 2008, les 250 000 habitants de l’ancienne riviera soviétique oscillent entre espoir et inquiétude, dans l’incertitude de leur lendemain. Françoise Lambert porte son regard sur un pays entre parenthèses. Un « paradis perdu ».
INTERVIEW
« Il existait encore une zone inconnue, pas si lointaine, comme un territoire inexploré. »
Quel est le point de départ de ton projet et pourquoi ce pays ?
Mon projet est né d’une rencontre avec une femme abkhaze, Marina, et de ma curiosité pour un lieu dont je n’avais jamais entendu parler auparavant, L’Abkhazie. Il existait encore une zone inconnue, pas si lointaine, comme un territoire inexploré. Je ne suis pas une spécialiste du Caucase ou des satellites de l’ex-Union soviétique. Ce qui m’a attiré avec l’Abkhazie, c’est son statut tellement ambigu, sur un fil, entre réalité et fiction. C’est le pays qui existe sans exister, un peu comme dans Tintin en Syldavie. Ca c’est un point de départ, mais il n’y a pas que cette entrée. C’est aussi l’Abkhazie rêvée, que j’ai fantasmée, à partir du récit que m’en avait fait une femme de là-bas.
La situation de ce pays est spéciale, il est reconnu par la Russie mais pas par la communauté internationale. Qu’as-tu ressenti sur place, est-ce que cela influe sur le quotidien, sur la vie locale ?
J’ai perçu de très belles choses, de la solidarité entre les gens, une immense hospitalité, mais aussi des sentiments plus troubles, liés au nationalisme dont fait évidemment preuve un peuple qui se sent menacé dans son existence. Il y a aussi un côté surréaliste, avec un visa que l’on va chercher au ministère des Affaires étrangères pour le glisser entre les pages de son passeport car il ne peut pas y être collé, ou encore un aéroport international fermé faute d’avions venant de l’étranger. Et puis il y a la réalité: une zone sous tension, avec par exemple un pétrolier turc arraisonné par la marine géorgienne, ce qui provoque une pénurie d’essence sur le territoire abkhaze.
Comment travailles-tu en général ?
Je cadre pendant la prise de vue, mais je n’aime pas trop le faire en amont ! Cette démarche me laisse plus de liberté, elle me permet de laisser advenir les choses par le regard et par le cœur, de ne pas trop intellectualiser, ce que je vais faire quand je sélectionne les images. J’ai fait deux voyages en Abkhazie, le deuxième a été plus difficile, car par moments, j’étais trop dans la projection, je me disais « ce serait bien de ramener telle ou telle photo », un peu comme on fait dans un reportage sur un sujet établi en amont, dont on a écrit le synopsis. Dans mes projets personnels, ce n’est qu’au moment de l’éditing, du choix des images sur les planches contact, que la pensée se met en route. Mais elle travaille plus en termes de formes et de couleurs, d’associations visuelles, d’impressions, qu’en terme de sujet ou de narration. Pour l’Abkhazie, si je dois résumer, c’est la rouille et le vert, le vert de la végétation luxuriante qui envahit tout, y compris la ville. L’Abkhazie, c’est aussi le paradis perdu. Mais je n’avais pas envie non plus de me laisser embarquer dans une vision nostalgique. J’ai souhaité garder une certaine distance photographique.
As-tu rencontré des problèmes sur place ?
Les gens étaient parfois méfiants, ils ne comprenaient pas ce je photographiais, c’est-à-dire autre chose que des gens souriants pour des photos souvenir. Une fois, c’était un peu surréaliste, on m’a pris pour une espionne géorgienne. Comme j’étais accompagnée, le quiproquo n’a pas duré. C’était peut-être une blague après tout, qui sait ? – La plupart du temps, en dehors de la capitale Soukhoumi, je me déplaçais avec des membres de la grande « tribu » de Marina, sa famille et ses proches. J’avais aussi sur moi un sauf-conduit, que je m’étais procuré au ministère de la Communication. Cela m’a permis de travailler plus tranquillement, d’autant que je ne parle ni l’abkhaze ni le russe.
Avec quel matériel as-tu fait cette série ?
J’ai travaillé en lumière naturelle avec un appareil réflex numérique plein format et deux optiques : un 50 mm comme base, et un 28 mm dans les situations qui nécessitaient un plus grand angle, comme certaines scènes d’intérieur. Mais je n’aime pas « l’effet grand angle », la déformation qui peut être liée à ce type d’optique. Je l’utilise donc avec parcimonie. J’ai aussi utilisé un pied pour certaines vues, notamment pour l’architecture et quelques rares vues nocturnes.
« Ce que j’aime vraiment dans mon travail de photographe, c’est la rencontre et l’échange avec les gens que je croise, et puis c’est le moment de la prise de vue, les bons jours, quand on y entre totalement, le désir, la concentration et la forme de transe qui m’habite alors. »
Tu penses avoir fini avec ce projet ou tu comptes y retourner ?
Je vais dans un premier temps y retourner, via mes planches contact, car j’ai envie d’en faire un livre. L’Abkhazie, c’est un projet qui a été exposé et projeté, un peu publié dans des magazines, papier ou web, mais je ressens la nécessité de lui donner une forme éditoriale aboutie.
As-tu un souvenir favori en tant que photographe ?
C’est difficile à dire, si je commence à y penser, il y a eu tellement de moments magiques, car la photo c’est ça, ça advient, et c’est formidable. Ce que j’aime vraiment dans mon travail de photographe, c’est la rencontre et l’échange avec les gens que je croise, et puis c’est le moment de la prise de vue, les bons jours, quand on y entre totalement, le désir, la concentration et la forme de transe qui m’habite alors. C’est aussi quand quelque chose d’inattendu et de parfait s’offre au regard, je pense par exemple à la photo de cette vendeuse solitaire assise sur un fauteuil bleu, perdue dans ses pensées, au milieu des vêtements et des chaussures accrochés autour d’elle.




Quelles sont tes influences photographiques et pour finir tes 3 photobooks favoris ?
J’ai été très influencée par Henri Cartier-Bresson, quand je faisais de la photo en noir et blanc et que je mettais une marge noire sur les tirages. Et puis j’ai découvert la photographie américaine, qui m’a fascinée : Robert Frank, Lee Friedlander, William Eggleston, Stephen Shore, Mitch Epstein et les autres, et puis bien sûr Walker Evans car j’ai l’impression qu’il a tout fait.
Mes photobook favoris ? J’en ai plus que trois ! Il y a des livres qui accompagnent des périodes. Les trois incontournables sont pour moi:
Images à la sauvette de Henri Cartier-Bresson
Les Américains de Robert Frank
American Photographs de Walker Evans
Le livre que je redécouvre en ce moment avec plaisir, c’est « A Storybook Life » de Philip-Lorca diCorcia, pour l’ambiguité qu’il dégage, avec ces photographies dont on se demande si on est dans le réel ou la fiction.
Interview Kalel Koven / In Frame
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